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Maria Margherita MATTIODA (éd.), Le plurilinguisme en entreprise : un défi pour demain, « Synergies Italie », n°9, 2013, pp. 190., Carnets de lecture n.24, 25, 0, http://farum.it/lectures/ezine_printarticle.php?id=348
Maria Margherita MATTIODA (éd.), Le plurilinguisme en entreprise : un défi pour demain, « Synergies Italie », n°9, 2013, pp. 190.
«La mondialisation et la mobilité des personnes ont profondément modifié nos habitudes de communication. Institutions et individus ont à faire avec de plus en plus de langues dans leurs expériences quotidiennes» (Lüdi, dans ce numéro, p. 59). Devant cette réalité, les notions de plurilinguisme et de multilinguisme mais aussi la question de l’anglais comme lingua franca sont à l’ordre du jour, notamment au sein de l’Union européenne. C’est ainsi que Maria Margherita MATTIODA présente ce numéro de Synergie, né à la suite d’une journée d’étude (Turin, 18/11/2011) sur ce thème et s’inscrivant dans le projet de recherche «Plurilinguisme et monde du travail», lancé fin 2010 par le DORIF (Documentazione e Ricerca per la Didattica della Lingua Francese) et coordonné par Enrica Galazzi et Marie-Christine Jullion. Ce numéro se penche plus spécifiquement sur la question des langues au sein des entreprises, se concentrant notamment sur le rôle du français, langue de communication internationale, dans le cadre moins connu des PME. Des études sur le rapport entre la pluralité linguistique et le monde économique ont vu le jour depuis moins d’une dizaine d’années (ELAN 2006, PIMLICO 2010, DYLAN 206-2011, LETitFLY). Elles débouchent toutes sur le constat que la pluralité linguistique et culturelle, loin d’être un coût pour les entreprises, apparaît comme un facteur de compétitivité, comme une valeur ajoutée. D’où la nécessité d’investir dans la formation linguistique et d’établir un «dialogue constructif entre l’Université et les entreprises» (p. 7).
L’article de François OST (Babel revisité. Défense et illustration du multilinguisme, pp. 25-34) ouvre le débat, en remettant en cause le mythe de Babel et en réhabilitant le multilinguisme, indispensable à la créativité et au maintien des diversités culturelles, qui peuvent être révélées au moyen de la traduction.
Les onze articles de ce numéro poursuivent cette réflexion philosophique, en se basant sur des réalités concrètes, tirées d’études sur le terrain.
Le premier volet du numéro rassemble des études dont l’approche est à la fois théorique et pratique. Elles se rejoignent sur plusieurs points et en particulier sur la constatation d'un décalage entre la gérance linguistique de l’entreprise et la réalité des pratiques des langues.
C’est ce que met en évidence l’enquête de Cécile DESOUTTER (Les langues en entreprise : une réalité plus diversifiée qu’il n’y paraît, pp. 35-45) ; l’auteur s’est attachée à examiner le site Internet de 23 filiales d’entreprises françaises implantées en Italie, qui s’affichent exclusivement en version italienne et anglaise, mettant sous silence leur «francité». Or, les témoignages de cinq salariés de la banque française CIB, qui a a opté pour l’anglais comme unique langue institutionnelle, révèlent que les langues effectivement employées dans les interactions professionnelles sont aussi bien le français ou l’italien que l’anglais, en fonction de la situation, selon la langue qui apparaît comme la «plus naturelle ou la plus efficace» (p. 42).
Geneviève TREGUER-FELTEN (Commun’action ou commun’entente ? Un défi linguistique pour les entreprises, pp. 47-58) va plus loin en mettant en avant les dangers du tout anglais. A partir de l’analyse des courriels de multinationales, ayant des rapports pour certaines avec la Chine, elle montre que la Comun’action qui consiste à utiliser l’anglais pour mieux agir n’obtient pas toujours l’effet voulu. L’usage de l’anglais par des personnes ne le maîtrisant pas parfaitement peut aboutir à des malentendus ou du moins à des représentations faussées de l’image d’un partenaire économique. Pour éviter ces écueils, des mesures compensatoires, telles que la création d’une commission de terminologie, des formations culturelles ou encore l’intercompréhension, sont possibles et nécessaires pour qu’il y ait commun’entente, soit une meilleure compréhension de l’autre. L’auteur en conclut qu’il serait souhaitable que chacun sache au moins deux langues étrangères, ce qui favoriserait «le respect mutuel» et «l’amélioration des performances des entreprises» (p. 57).
A son tour, Georges LÜDI (Mesures de gestion des langues et leur impact auprès d’entreprises opérant dans un contexte de diversité linguistique, pp. 59-74) met à jour l’écart existant entre l’endoxa (la philosophie linguistique de l’entreprise), les représentations linguistiques et l’emploi effectif des langues au sein des entreprises suisses, à savoir dans un contexte plurilingue, et plus spécifiquement à partir des données provenant de «Service public A», une grande entreprise suisse, opérant dans le domaine de la logistique, aux niveaux national et international. En effet, dans les cinq principes de l’entreprise, on met l’accent sur la valeur à accorder à chaque langue du territoire et le droit de chacun à parler sa propre langue, ainsi que sur l’exclusion de l’anglais pour la communication interne. Or aussi bien dans la gestion des langues que dans leur usage, ces principes sont loin d’être respectés, puisque c’est le plus souvent l’anglais et l’allemand, langue du territoire où siège l’entreprise, qui sont proposés. Par ailleurs, même si l’idée prédominante est que le plurilinguisme est un atout et qu’il faut favoriser les équipes mixtes, au niveau des pratiques, les stratégies communicatives sont variables : les stratégies unilingues s’opposent aux stratégies plurilingues et les interactions peuvent se situer entre le «pôle exolingue» et le «pôle endolingue». Mais le plus souvent on observe une certaine «flexibilité cognitive et stratégique», conduisant les interlocuteurs à négocier et renégocier constamment le choix de la langue.
Claude TRUCHOT (Internationalisation et choix linguistiques dans les entreprises françaises : entre «tout anglais» et pratiques plurilingues, pp. 75-90), en tant que spécialiste des questions de langues en entreprise a participé à plusieurs projets et groupes de travail portant sur ces aspects (entre autres le projet LRE (Language Rich Europe)). A partir des nombreuses données provenant en particulier d’entreprises françaises dans un contexte international (Recherches, enquêtes, témoignages, etc.), mais plus réduites en ce qui concerne les PME, où «les questions des langues se posent de manière plus limitée»(p. 78), il en ressort dans la majorité des cas une accentuation du tout anglais, pas seulement comme simple moyen linguistique, plus neutre et permettant plus facilement les échanges externes mais aussi au niveau de la communication interne et dans la gestion managériale des entreprises. Cette mainmise de l’anglais s’est étendue également à des domaines qui ne lui étaient pas nécessairement dévolus autrefois, comme l’aéronautique. Cette tendance à la standardisation, et par là au tout anglais, en particulier en communication interne (documents de travail, outils informatiques, intranet, etc.) ne tient pas compte des impacts économiques négatifs, souvent sous-estimés, à savoir plus de lenteur, un emploi plus restreint des ressources informatiques, le risque d’erreurs. De même, lors de recrutements ou de réunions de travail, on tendra à donner plus de crédit à une personne maîtrisant mieux l’anglais mais moins qualifiée que le contraire, le recruteur se privant ainsi d’importantes compétences professionnelles. D’ailleurs, lorsque des enjeux économiques sont de mise, comme lors des négociations, les interlocuteurs préfèrent utiliser leur langue maternelle plutôt que l’anglais. Les différences culturelles, quant à elles, sont généralement davantage prises en compte, même si certaines entreprises tendent encore à penser que «l’usage d’une langue commune permet de répandre une culture commune» (p. 86). En conclusion, l'auteur regrette qu’il n’y ait pas davantage de «gestion explicite» et «éclairée» de ces questions de langues, souvent traitées en fonction des représentations et des pratiques sociales dominantes.
Dans le deuxième volet de ce numéro, portant sur des «Etudes de cas », la recherche de Chantal DOMPMARTIN-NORMAND et de Nathalie THAMIN (Pratiques plurilingues dans une entreprise internationale à Grenoble : le prévu et l’imprévu de la mobilisation des ressources linguistiques, pp. 111-114) va encore dans le même sens. Cette étude, basée principalement sur les témoignages de 23 cadres d’origine étrangère, fait état des pratiques linguistiques au sein d’une entreprise d’informatique d’origine américaine localisée à Grenoble. En interne, l’anglais représente bien la «langue hypercentrale (Calvet, 1999)» (p. 104), malgré l’existence de la loi Toubon (1994), qui rend le français obligatoire dans les entreprises implantées sur le territoire français.
Le rapport entre l’anglais et le français est conflictuel, ce qui est dû à l’hégémonie de l’anglais dans la plupart des fonctions de l’entreprise, mais aussi au manque de compétences linguistiques des salariés ; du point du vue pragmatique, on croise (intercompréhension) ou on mélange souvent les deux langues («parler bilingue»), en particulier dans le contexte informatique, afin de faciliter la communication et la compréhension. Cette attitude est vécue de façon ambivalente, les locuteurs étant conscients d’employer une langue d’une part incorrecte mais d’autre part plus efficace.
Les autres langues par contre sont investies d'une fonction de complicité et réservées par conséquent au relationnel, laissant l’anglais et le français, les langues majeures de ce mésocosme, confinées au travail. On peut parler de l’existence dans la réalité de «pratiques plurilingues mêlées» (p. 103).
Les articles qui suivent se tournent vers des cas plus spécifiques, où il n’est plus question d’écart entre l’endoxa et la réalité des pratiques, mais où la question du plurilinguisme reste au cœur des débats.
La nécessité du plurilinguisme comme compétence indispensable pour une meilleure croissance économique des entreprises au niveau international devient une évidence. L’étude de Filippo MONGE (Internazionalizzazione e plurilinguismo: elementi vitali del sistema impresa, pp. 93-100), qui part du constat d’un manque à gagner des PME italiennes, tendant à ne pas se tourner suffisamment vers l’international, va dans ce sens. Il fait le tour des diverses formations désormais offertes par les universités (Erasmus, Leonardo, Summer Campus, stages), ou par les organisations professionnelles, permettant d’acquérir des compétences de type linguistico-culturel. A la suite des enquêtes menées par ELAN et l’OEP, l’Osservatorio Manageriale di Manageritalia confirme l’importance de pouvoir communiquer, au-delà de l’anglais, dans les langues locales, afin de pouvoir s’ouvrir aux marchés internationaux.
La contribution de Chiara BUCHETTI et de Luana COSENZA (I bisogni linguistici del tessuto socio-economico della regione Toscana: il caso di Siena nell’epoca della crisi, pp. 141-151) ne fait que confirmer le constat de Filippo Monge, car elle met en évidence le problème des entreprises italiennes et plus spécifiquement toscanes en ce qui concerne l'internationalisation et la connaissance des langues étrangères. En effet, selon le rapport «Europeans and their languages» (2012), l'Italie se trouve parmi les dernières positions pour la connaissance des langues étrangères à tous les niveaux de la structure sociale. En s’appuyant sur Vedovelli (2010), les auteures affirment qu’il est nécessaire que le système économique-productif italien comprenne l'importance d'apprendre et d'utiliser les langues des autres pays pour s’approprier de nouveaux marchés et combattre ainsi la crise économique à laquelle sont soumises les PME italiennes. L’Université pour étrangers de Sienne dans le cadre du projet «LSECON - Le lingue straniere come strumento per sostenere il sistema economico-produttivo della regione Toscana » a comme objectif de contribuer au développement des compétences linguistiques dans le but d’améliorer l’économie provinciale. Elle se base pour cela sur les données statistiques de la Chambre de Commerce de Sienne, d’où il ressort que les langues prioritaires pour le commerce de la province sont : en Europe, l’allemand, l’espagnol, l’anglais et le français et en dehors de l’Europe, les langues des nouveaux pays émergents et plus spécifiquement le chinois, l’arabe, le russe, le japonais et le coréen.
Sur la base de témoignages d’entrepreneurs, il apparait que pour améliorer cette situation de crise, il faut avoir une mentalité ouverte et favorable à l'idée d'avoir une compétence plurilingue aux niveaux personnel et professionnel ; accepter donc de ne pas se limiter à la langue anglaise, mais au contraire de s’adapter à la culture du pays étranger pour garantir une meilleure interaction.
Elisabeth Reiser-Bello ZAGO («Migrants hautement qualifiés» et leurs comportements sociolinguistiques en entreprise internationale... ou la chronique d’un non-apprentissage annoncé, pp. 115-127), se distingue des autres contributeurs puisque son objectif est d’observer avant tout comment sept cadres étrangers d’une entreprise fribourgeoise détenue par un groupe anglais, se sont insérés en Suisse francophone et quelle est leur approche avec la langue du pays d'accueil. Précisons que l’anglais est la langue principale de l’entreprise en question et qu’en Suisse, l'anglais est employé parallèlement aux langues nationales. Malgré l’importance théorique accordée à la connaissance de la langue locale par les sept migrants, deux seulement ont montré la volonté de connaître vraiment le français. Jouissant de facilités dues à leur statut de personnel qualifié et pouvant se contenter de fréquenter des anglophones, ils n’en ont pas senti la nécessité. S’appuyant sur les concepts de «capital linguistique» (Bourdieu) et de «capital de mobilité» (Murphy-Lejeune), l’auteur en a conclu que le rapport à la langue étrangère est lié avant tout à l’histoire personnelle de chacun. En effet, la volonté d’acquérir la langue du pays d’accueil par deux des migrants peut être attribuée au fait que dans un cas le migrant était marié à une Suisse et dans l’autre qu’il était originaire d’Irlande, pays où l’anglais avait été une langue d’imposition.
L’auteure a pu ainsi identifier trois types de stratégies «d’ajustement comportemental le plus souvent inconscient» (pp.119-120).
Teresa Maria WLOSOWICZ (L’alternance codique dans les productions orales et écrites au sein d’une filiale polonaise d’une entreprise multinationale, pp. 129-140) analyse de son côté l’alternance codique au sein de l’équipe francophone d’une entreprise multinationale employant le français, l’anglais et le polonais, dans une des filiales polonaises. Elle prend donc en considération des personnes plurilingues qui, en parlant trois langues différentes, manifestent des phénomènes d’alternance codique bi- et trilingues intéressants. Pour mieux expliquer ces phénomènes, elle fait référence à la théorie d’Auer (1998) qui distingue trois types d’alternance des langues : le code-switching (l’alternance codique prototypique), le mélange des langues (language mixing) et les langues hybrides (fused lects). Elle aboutit à la conclusion qu’il est possible de distinguer deux types d’alternance des langues : le code-switching, qui sert à exprimer les significations particulières, et le mélange des langues, surtout pour un usage terminologique. Les facteurs les plus importants qui déterminent l’alternance codique sont l’économie et l’efficacité de la communication, cependant, elle est souvent soumise à des préférences individuelles.
Federico PEROTTO (La traduzione multilingue: una testimonianzadal settore della traduzione brevettuale in Europa, pp. 153-162) nous illustre le problème de la traduction des brevets, qui est un véritable objet de débats au sein de l’Union Européenne. Etant donné le coût élevé de traductions des brevets, vues comme un obstacle à la recherche et à l’innovation, la Commission européenne a approuvé des conditions permettant de limiter la traduction des brevets, en n’utilisant que trois langues : le français, l’anglais et l’allemand. L’auteur s’étonne que le protocole de Londres (2008), favorisant le monolinguisme anglo-américain, ait été ratifié par la France qui, à la différence de l’Italie, a renoncé ainsi «à la promotion d’un vrai plurilinguisme européen et à la construction d’une Europe des citoyens qui pourraient avoir accès aux informations dans leur langue maternelle» (p. 159).
Ce numéro se clôt à juste titre par le témoignage «vivant» de situations relatives au plurilinguisme. Il s’agit en premier lieu du récit d’Yves MONTENAY (Comment sensibiliser les entreprises au plurilinguisme ? La leçon d’une expérience de PME à l’étranger, pp. 165-171), au sujet de son expérience auprès d’une PME désireuse de se développer à l’étranger et ensuite auprès d’une banque ayant des problèmes avec une entreprise au Moyen-Orient. Il retient de ces expériences en particulier deux aspects : l’importance de tenir compte de la diversité culturelle de chaque pays, même si la langue est la même, notamment au niveau des réglementations et l’efficacité du plurilinguisme par rapport au tout anglais qu’il voit comme une «autopromotion au détriment de l’entreprise» (p. 170).
A sa suite, et autour d’une table ronde retranscrite par Elisabetta Adorno et Lucia Abat, divers acteurs du monde économique - Paolo Armellini (Michelin Italia), Vladimiro Rambaldi (Gruppo Unicredit), Mauro Gola (Confindustria Cuneo), Maria Chiara Voci (“Il sole 24 ore”), Carmen Gisondi (Camera di Commercio di Torino), Benedetta De Matteis (portale multilingue Webmobili) ont accepté de présenter leur entreprise ou/et de donner leur point de vue sur les différents thèmes abordés, concernant la place et l’importance des langues au sein de leur organisation ou dans le monde économique actuel, évoquant par exemple la création de futures macro-régions transfrontalières ou l’instauration de tests linguistiques lors des recrutements.
[SONIA GEROLIMICH]