ADAMI, Hervé - ANDRÉ, Virginie (éds), De l’idéologie monolingue à la doxa plurilingue : regards pluridisciplinaires, Bern, Peter Lang, 2015, pp. 304, Carnets de lecture n.27, 28, 0, http://farum.it/lectures/ezine_printarticle.php?id=401

ADAMI, Hervé - ANDRÉ, Virginie (éds)

De l’idéologie monolingue à la doxa plurilingue : regards pluridisciplinaires, Bern, Peter Lang, 2015, pp. 304

Comme André ADAMI et Virginie ANDRÉ l’expliquent en ouverture, l’objectif de cet ouvrage n’est pas de faire un énième hommage au plurilinguisme, mais plutôt de rassembler plusieurs points de vue autour de la question de la “doxa plurilingue qui domine aujourd’hui”. Les auteurs partent du constat qu’il s’agit d’un thème omniprésent, promu fortement par l’Europe, et causant “l’enlisement de la réflexion en sociolinguistique et en didactique des langues” (p 1). La plupart des auteurs, tout en examinant de façon concrète et objective des thèmes tels que la Lingua Franca, la reconnaissance identitaire, l’association souvent établie entre une langue et une culture, concordent sur la nécessité d’un débat réel, afin d’ébranler des positions convenues trop souvent énoncées sans aucun fondement scientifique.

RILEY («More languages means more English»: Language death, linguistic sentimentalism and English as a lingua franca, pp. 7-41) s’interroge sur l’impact que peut produire la perte d’une langue et en examine les différents aspects. Il évoque les diverses théories sur ce sujet (Darwin ou Schleicher, 1863, Nettle et Romaine, 2002, Harrison 2008) en montrant leur point faible. Il remet en question la correspondance souvent établie entre langue et culture, correspondance qui s’est consolidée au cours des siècles pour la plupart des pays de l’UE comme la France, l’Allemagne et l’Angleterre, contrairement aux pays de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), qui n’ont pas connu d’hégémonie linguistique et sont par-là plus perméables à l’anglais, comme Lingua Franca (ESF). Ces deux regroupements de nations ont opté par conséquent pour un positionnement antithétique, à savoir l’efficacité monolingue du côté de l’ASEAN et le multilinguisme “chaotique” au niveau de l’UE. Selon l’auteur, le concept de lingua franca a toujours existé, ainsi qu’il le montre pour plusieurs cas et notamment pour le latin, dont la situation peut être comparée, à quelque chose près, à celle de l’anglais. Selon l’auteur, l’hégémonie progressive de l’anglais en Europe est inéluctable et il considère que la défense des langues minoritaires relève du sentimentalisme et regrette que l’on ne se penche pas davantage sur les langues naissantes, comme le créole ou le pidgin.

Devant le foisonnement actuel des études sur le plurilinguisme, Hervé ADAMI (“De quoi les études plurilingues sont-elles le nom”, pp. 43-90) s’interroge sur la raison d’un tel engouement pour la défense du plurilinguisme, qui était autrefois minoritaire face à l’idéologie unilingue. Dès le départ, il dénonce le fait que la doxa plurilingue, sous le couvert d’expertises scientifiques, tente de faire valoir une position idéologique.
En effet l’Europe se mobilise pour prôner à tous les niveaux une “vision multiculturaliste” de la société (p. 64). Puisqu’il est désormais admis que la variation fait partie intégrante de la langue, la linguistique doit tenir compte des “pratiques langagières”, qui sont liées étroitement à leur contexte social et politique, et ainsi le concept de “langue” tend à s’évincer devant la notion de “compétences plurilingues”. (p. 47). De même en matière d’éducation, Adami observe la tendance commune à considérer le plurilinguisme comme un atout indéniable, sans aucune remise en question face au credo généralisé.
Les événements dramatiques de l’histoire (nazisme et colonialisme notamment) ont fait naître un sentiment de relativisme culturel, reconnaissant à toutes les cultures une même dignité. C’est ainsi que sont à l’ordre du jour les revendications identitaires et que le plurilinguisme, autrefois stigmatisé, bascule dans le camp du Bien. Selon Adami, l’acclamation du plurilinguisme comme symbole d’égalité culturelle et de respect réciproque ne fait que masquer les intérêts d’une économie de plus en plus plurilingue. Il souligne toutefois la contradiction (et la confusion) existant entre le constat “irréfutable de la coexistence de langues sur un même espace géographique, social ou politique et la pratique plurilingue effective des locuteurs” (p. 76) qui tend à baisser, devant le “rouleau compresseur monolingue” du tout-anglais (p. 84). Tout en rappelant que les sociétés plurilingues ont toujours existé, l’auteur met en avant un autre aspect discordant de la valeur attribuée au plurilinguisme, qui est vu comme la voie vers le “dialogue interculturel”, et par là vers le rapprochement entre les peuples. Or l’histoire et l’actualité fourmille d’exemples de conflits incessants dans des régions plurilingues, comme cela s’avère d’ailleurs également dans des régions monolingues. Toujours est-il qu’au sein d’une société où se côtoient plusieurs langues, le recours à une langue commune devient une nécessité dès que se met en place une structure politique centralisée ou que s’établissent des échanges commerciaux.
L’auteur n’entend pas se prononcer pour ou contre le plurilinguisme, mais il dénonce une position qui est plus idéologique que scientifique, et qui se débat sans cesse dans un flou terminologique et un “brouillard conceptuel” affligeant ; il propose alors une “désacralisation de l’objet, une dé-ritualisation des approches” (p. 84), pour que la recherche dans ce domaine puisse avancer.

Partant du constat irréfutable de la “domination symbolique et pratique de l’anglais, langue officieuse de la mondialisation capitaliste” (p. 91), Virginie ANDRÉ (“L’hégémonie de l’anglais en situation de travail : une contrainte inéluctable ?”, pp. 91 – 130) analyse la façon dont s’opère l’immixtion de l’anglais, dans différents types d’entreprises aussi bien publiques que privées.
Ainsi dans deux rapports de 2010 et de 2011 pour la DGLFLF (Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France) portant sur les langues dans les entreprises, l’anglais apparait comme omniprésent dans la plupart des entreprises, le français étant considéré comme trop “national”. Le recours à l’anglais ne se limite pas aux échanges internationaux, mais il s’observe aussi dans la communication interne, et même dans des entreprises non internationales, notamment en ce qui concerne le “business friendly”, à savoir l’usage non motivé d’expressions ou d’appellations en anglais (livebox, Carrefour City, TGV night)
Dans la première partie de l’article, l’auteur s’applique à montrer comment d’un côté plusieurs mesures sont prises pour éviter le tout-anglais, comme la “loi Toubon” de 1994, consolidée en 2014, et le Guide des bonnes pratiques linguistiques dans le monde de l’entreprise, publié par l’Office québécois de la langue française et la DGLFLF, qui a pour but de trouver des solutions alternatives au tout-anglais, et de l’autre on observe souvent des manquements à ces préceptes, ainsi que cela est souligné par de nombreux témoignages de travailleurs. Le non-respect des recommandations sur ce sujet reste très fréquent, bien que les effets négatifs dus à une mauvaise maitrise de l’anglais aient été signalés à différents niveaux : au niveau des négociations, de la productivité ou de la sécurité, mais aussi au niveau social, où on observe discriminations, stress ou perte de motivation. Plusieurs actions et procès ont été intentés contre les “abus” linguistiques, à la suite de dénonciations des organisations syndicales, tels que la dotation de logiciels en version anglaise uniquement. Les risques d’accidents, mêmes graves, liés à l’emploi exclusif de l’anglais ne doivent pas être sous-estimés, ainsi que l’a montré la triste affaire des “sur-irradiés d’Epinal” en mai 2004.
Même au niveau des institutions européennes,l’AJE (Association des Journalistes Européens) a dénoncé l’abandon du français et de l’allemand (qui étaient des langues de travail au même titre que l’anglais) au profit de l’anglais, abandon conduisant à une mauvaise compréhension entre les représentants des Etats membres et par conséquent à une baisse de la qualité de leur travail.
Dans les services publics, comme la recherche et l’enseignement supérieur se pose aussi le problème de l’utilisation de l’anglais, lié notamment à la concurrence internationale. Même si c’est le français qui prédomine, l’anglais s’impose continuellement dans les “rapports d’activités, appels à projets, revues scientifiques, colloques ou autres rencontres scientifiques, recrutement académiques, enseignements. L’enquête ELVIRE (Héran 2013), qui fait état du taux d’anglais utilisé, indique que le français est marginalisé dans les sciences dites “dures", ce qui est moins le cas pour les Sciences humaines et sociales.
L’auteur montre l’incohérence de ces pratiques où, pour des raisons d’évaluations et pour ne pas “perdre la face”, l’on se sent obligé d’employer l’anglais, alors qu’on ne le maitrise pas toujours parfaitement. Ces pratiques, qui génèrent nécessairement une situation de “souffrance” (également lors de certaines réunions de travail), conduisent surtout au problème de la qualité des publications ou de la transmission des connaissances et parallèlement à l’appauvrissement de la langue anglaise scientifique. L‘auteur, se référant à l’expérience plutôt négative de la Suède, et à l’emploi de l’anglais comme langue étrangère unique de l’ENA depuis 2014, montre combien la question de l’anglicisation des formations est épineuse et insidieuse.
En fin de compte, si les institutions européennes tendent à valoriser le plurilinguisme, cela est fait surtout pour des raisons de compétitivité et de rentabilité, et en réalité “être plurilingue", équivaut à “maitriser l’anglais” (p. 127), mais c’est sans compter sur l’existence de résistances, et d’autres langues aussi puissantes, qui pourraient encore changer le cours des choses.

Dans son article, AMSELLE (“Langues minoritaires ou langues de classes ?”, pp. 131-142) aborde la question de l’anglicisation à outrance et celle du plurilinguisme en la comparant à la situation de domination du français, langue nationale, par rapport aux langues minoritaires présentes sur le territoire français, situation en contradiction avec l’idée de multiculturalisme défendue par l’Europe. Par ailleurs, il prend en considération la question de l’imbrication souvent dénoncée d’une langue dans l’autre, et montre que c’est dans la nature de la langue que de se métisser. Ainsi “une langue ne se définit pas par les grammaires et les dictionnaires mais “par l’usage que ses locuteurs en font” (p. 135). Cela se passe à tous les niveaux, comme pour les langues issues de la colonisation ou en France même, dans le cas du parler “caillera” des quartiers “sensibles” français, dont les créations langagières sont intégrées en partie dans la langue des jeunes des classes dominantes. De la même façon, les différentes langues européennes, désormais imprégnées de mots anglais, sont destinées à devenir à terme des “langues anglaises”, à savoir différents “globish” nationaux, au même titre que les “langues romanes” par rapport au latin. Il propose alors de penser en termes de “chaîne de langues”, ce qui permet “d’échapper au fantasme de leur disparition [des langues minoritaires] et à son corollaire, l’idée d’homogénéisation culturelle et linguistique dans le cadre de la mondialisation”. Amselle en arrive à la conclusion que l’anglicisation est un phénomène naturel, au même titre que le romanisation, et qu’on aboutira à différents “anglais de cuisine” (comme on parlait d’un “latin de cuisine“) devenant la langue des pays non-anglophones, et s’opposant à l’anglais plus élevé, parlé par les anglophones “de souche”. Pour cette raison, la question du plurilinguisme n’est pas à placer dans le cadre d’une “relation asymétrique entre une majorité nationale et des minorités ethniques ou régionales mais entre une classe dominante internationale et des patoisants nationaux” (p. 141).

MICHAELS (“Qui sommes-nous ? Pourquoi devrions-nous nous préoccuper”, pp. 143-169) dans un style très vif et personnel se penche sur la question de l’Identité culturelle face à la “globalisation”. Il nous interpelle en imaginant des scénarios difficilement crédibles à l’heure actuelle, mais cependant plausibles où se mêlent la lutte pour la préservation des idéologies, des langues et des cultures. Il adopte en partie le point de vue d’un Américain, qui perçoit la possibilité que la langue anglaise soit évincée par l’espagnol de plus en plus parlé sur le sol américain, ébranlant ainsi un tant soit peu nos croyances européennes concernant la suprématie de l’anglais.
Il observe, tout comme Adami d’ailleurs, que la réaction actuelle à la menace de la globalisation est de se mobiliser pour la préservation des différences culturelles. Alors qu’avant la fin de la guerre froide, nous combattions pour faire valoir nos idéologies, à savoir “ce que nous pensions”, désormais ce qui compte c’est de faire valoir “qui nous sommes”. Le conflit entre idéologies a été remplacé par le conflit entre civilisations : de cette façon, il n’y a plus de désaccord, il ne s’agit plus de prendre position, mais de se placer sur l’axe du même ou du différent. “Nous aimons nos valeurs non pas parce qu’elles sont les meilleures” mais parce que ce “ce sont les nôtres” (p. 149), celles qui nous distinguent des autres. C’est ainsi que la langue apparaît comme un trait distinctif et que sa disparition est associée à la perte de la culture, ainsi que le pense Huntington (2004) cité par l’auteur. Or, il est désormais admis que toutes les langues se valent au niveau linguistique et aucun critère valable ne peut faire prévaloir une langue par rapport à une autre. A ce point, l’auteur souligne le leurre de ces prises de position devant l’avènement de la mondialisation, correspondant à l’extension du capitalisme dans le monde, puisqu’elles n’apportent aucune solution réelle à des problèmes plus concrets, et bien présents, comme les inégalités économiques, dues au fossé qui se creuse entre les riches et les pauvres dans de nombreux pays. Si les rôles entre l’économie américaine et l’économie indienne étaient inversés, il serait plus judicieux de vouloir apprendre l’hindi que de persister dans l’acquisition de l’anglais. De même, il serait illogique de regretter que la Langue des sourds disparaisse à cause des progrès de la médecine conduisant à la diminution de la surdité. En fin de compte, Michaels considère que nous devrions passer moins de temps à nous inquiéter de la disparition des identités, des cultures et des langues, puisqu’elle sont toutes égales, mais nous occuper plutôt de trouver des alternatives au “capitalisme débridé” (p. 164). Il rejoint en cela l’opinion d’Adami, qui voit toutefois dans cet engouement pour l’identité culturelle l’intérêt du marché mondialisé puisque, de cette manière, l’attention des travailleurs est détournée des problèmes sociaux (p. 60).

L’objectif de l’étude d’Aline GOHARD-RADENKOVIC, Daïva JAKAVONYTE-STASKUVIENE et de Aliya SKAKOVA (“L’éducation plurilingue et les “approches plurielles” au service de quoi et au profit de qui ? Histoire d’un désenchantement”, pp. 171-218) est d’analyser la restructuration de l’enseignement des langues pour adapter les préceptes des principes de Bologne, notamment dans les pays postsocialistes, et plus spécifiquement en ce qui concerne la promotion de l’éducation “plurilingue et pluriculturelle”. Les auteures conservent un regard prudent vis-à-vis des “approches plurielles” recommandées par les promoteurs d’une “didactique du plurilinguisme”, élaborées dans le Guide pour l’élaboration des politiaues linguistiques éducatives (2007), conscientes que l’application de ces principes peut se heurter à d’autres représentations dominantes. Dans une première partie, les auteures décrivent les cinq approches didactiques proposées par Candelier (2008), à savoir l’éveil aux langues, les approches interculturelles et la pédagogie de la rencontre, l’intercompréhension entre langues parentes, la didactique intégrée, auxquelle