La musique spectrale est le fruit d’une pensée musicale collective qui a mûri dans un contexte de transformations sociales et culturelles signant le passage, en Europe, de la société industrielle à la société de l’information. Examiner les fondements théoriques de la musique spectrale, c’est d’abord affronter un nœud épistémique unissant plusieurs secteurs du savoir. Cet essai, reconstruisant les bases théoriques et technologiques sur lesquelles s’est constituée la musique spectrale, se propose de mettre en lumière comment l’analyse harmonique et spectrale, avec les possibilités de traitement audio qui en dérive, par des signes sensibles et un contenu spirituel, a été élevée au rang de forme symbolique. Le point de départ sera donc la notion de spectre, dont l’évolution historique est révélatrice d’une tendance gnoséologique qui considère comme insuffisante et limitative l’image lisible du monde obtenue par la description textuelle des phénomènes et leur formalisation symbolique, qui l’intègre ou qui lui substitue l’approche par d’autres formes de représentation des phénomènes – formes rendues possibles par des moyens d’observation aptes à en fixer les traces visibles. La musique spectrale découle donc d’une découverte rendue possible par un changement d’échelle dans l’observation des phénomènes sonores. La polarité découverte-invention exprimait, dans les années 1960, un problème non résolu du langage musical d’alors : la syntaxe pouvait-elle faire abstraction du matériau ou devait-elle en être nécessairement déduite ? La musique spectrale a contribué à composer cette scission en reconnaissant, dans la découverte des propriétés du son, les éléments pour inventer une nouvelle écriture en mesure d’unifier le domaine sonore. Le transfert, à l’écriture orchestrale, de techno-formes et de modèles issus de la pratique électronique est un trait de cette recherche: l’écriture spectrale ne se limite pas ni au rapprochement de la dimension acoustique et de la dimension électronique, ni à leur interaction technologique, mais simule, avec des moyens orchestraux, la pratique du laboratoire électro-acoustique et de la live electronics; l’écriture devient un acte d’interprétation de l’information figurant, à divers degrés, dans les matériaux sonores et dans les techniques de modulation audio et de synthèse sonore. Cette écriture, inspirée des modèles de la technologie audio, qui ne concerne pas seulement l’expérience spectrale, se base sur trois présupposés : a) l’émancipation du son des instruments acoustiques, une émancipation obtenue grâce à l’enregistrement magnétique ; b) la séparation entre signaux de contrôle et de génération audio, selon les modalités d’opération rendues possibles par les systèmes de contrôle voltage ; c) l’analyse-synthèse des sons orchestraux et leur représentation dans un espace de timbre virtuel. De ces présupposés, le spectralisme opère une synthèse. Par la représentation sonographique, un lien se crée entre les propriétés ultraprofondes du son, fixées sur la piste audio, et la textualité de l’écriture orchestrale traditionnelle. De cette manière, le spectralisme inverse la direction prise par la musique électronique : auras esthétiques, indices et icônes sonores nées de l’audiographie électro-acoustique sont reconduits aux formes de l’expression symbolique par une écriture orchestrale adaptée aux nouveaux degrés de connaissance du matériau. En reportant l’expérimentation au cœur de l’écriture orchestrale, la musique spectrale redonne une singularité à l’acte compositionnel, et restitue au monde sonore la dimension diachronique que niait l’« atemporalité » du médium technologique.
La pensée spectrale
ORCALLI, Angelo
2013-01-01
Abstract
La musique spectrale est le fruit d’une pensée musicale collective qui a mûri dans un contexte de transformations sociales et culturelles signant le passage, en Europe, de la société industrielle à la société de l’information. Examiner les fondements théoriques de la musique spectrale, c’est d’abord affronter un nœud épistémique unissant plusieurs secteurs du savoir. Cet essai, reconstruisant les bases théoriques et technologiques sur lesquelles s’est constituée la musique spectrale, se propose de mettre en lumière comment l’analyse harmonique et spectrale, avec les possibilités de traitement audio qui en dérive, par des signes sensibles et un contenu spirituel, a été élevée au rang de forme symbolique. Le point de départ sera donc la notion de spectre, dont l’évolution historique est révélatrice d’une tendance gnoséologique qui considère comme insuffisante et limitative l’image lisible du monde obtenue par la description textuelle des phénomènes et leur formalisation symbolique, qui l’intègre ou qui lui substitue l’approche par d’autres formes de représentation des phénomènes – formes rendues possibles par des moyens d’observation aptes à en fixer les traces visibles. La musique spectrale découle donc d’une découverte rendue possible par un changement d’échelle dans l’observation des phénomènes sonores. La polarité découverte-invention exprimait, dans les années 1960, un problème non résolu du langage musical d’alors : la syntaxe pouvait-elle faire abstraction du matériau ou devait-elle en être nécessairement déduite ? La musique spectrale a contribué à composer cette scission en reconnaissant, dans la découverte des propriétés du son, les éléments pour inventer une nouvelle écriture en mesure d’unifier le domaine sonore. Le transfert, à l’écriture orchestrale, de techno-formes et de modèles issus de la pratique électronique est un trait de cette recherche: l’écriture spectrale ne se limite pas ni au rapprochement de la dimension acoustique et de la dimension électronique, ni à leur interaction technologique, mais simule, avec des moyens orchestraux, la pratique du laboratoire électro-acoustique et de la live electronics; l’écriture devient un acte d’interprétation de l’information figurant, à divers degrés, dans les matériaux sonores et dans les techniques de modulation audio et de synthèse sonore. Cette écriture, inspirée des modèles de la technologie audio, qui ne concerne pas seulement l’expérience spectrale, se base sur trois présupposés : a) l’émancipation du son des instruments acoustiques, une émancipation obtenue grâce à l’enregistrement magnétique ; b) la séparation entre signaux de contrôle et de génération audio, selon les modalités d’opération rendues possibles par les systèmes de contrôle voltage ; c) l’analyse-synthèse des sons orchestraux et leur représentation dans un espace de timbre virtuel. De ces présupposés, le spectralisme opère une synthèse. Par la représentation sonographique, un lien se crée entre les propriétés ultraprofondes du son, fixées sur la piste audio, et la textualité de l’écriture orchestrale traditionnelle. De cette manière, le spectralisme inverse la direction prise par la musique électronique : auras esthétiques, indices et icônes sonores nées de l’audiographie électro-acoustique sont reconduits aux formes de l’expression symbolique par une écriture orchestrale adaptée aux nouveaux degrés de connaissance du matériau. En reportant l’expérimentation au cœur de l’écriture orchestrale, la musique spectrale redonne une singularité à l’acte compositionnel, et restitue au monde sonore la dimension diachronique que niait l’« atemporalité » du médium technologique.I documenti in IRIS sono protetti da copyright e tutti i diritti sono riservati, salvo diversa indicazione.