Le Devisement du monde est l’une des œuvres romanes les plus populaires du Moyen Âge (142 mss.). Le débat qui s’est développé depuis le XIXe siècle sur sa tradition offre des perspectives intéressantes pour l’histoire de la critique textuelle en Italie et en Europe. C’est à Luigi Foscolo Benedetto (1886-1966) que revient le mérite d’avoir identifié les étapes fondamentales de la transmission du texte, en publiant la première – et jusqu’à présent unique – édition critique en 1928. La collation et la classification systématiques des témoins lui ont permis de démontrer que la version originale, rédigé par Marco Polo en collaboration avec Rustichello da Pisa dans les prisons de Gênes en 1298, avait été écrite en franco-italien. En raison de la richesse de ses contenus, l’ouvrage a connu un succès rapide et durable. Entre le XIVe et le XVIe siècle, il a été traduit à plusieurs reprises en latin et dans les principales langues occidentales. Ces traductions ont été si nombreuses que la rédaction franco-italienne a été presque complètement oubliée. Il n’en existe aujourd’hui que deux manuscrits, dont l’un est fragmentaire. L’édition critique de Benedetto figure à juste titre parmi les grands chefs-d’œuvre de la philologie italienne du XXe siècle, mais ses mérites n’ont pas été suffisamment reconnus par les contemporains. Sa recensio repose sur l’idée que la tradition est bipartite. A son avis, la branche qui rassemble la plupart des témoins (« A ») transmet une version du récit dépourvue de certaines informations originales, qui sont en revanche conservées dans l’autre branche, appelée « B ». Le seul témoin franco-italien connu à l’époque, « F » (BnF fr. 1116), se trouverait dans le premier groupe, tandis que le second serait constitué de traductions, dont l’importante version latine « Z » et l’édition italienne de G.B. Ramusio (1559). Afin d’éviter de publier un texte linguistiquement composite, Benoît a pris F comme manuscrit de base, en corrigeant sa leçon grâce aux autres rédactions de la branche A, et a reporté les matériaux supplémentaires transmis par la branche B dans l’apparat critique. L’idée que la branche A transmettrait une version abrégée du Devisement a été acceptée par la plupart des érudits italiens et étrangers : M. Casella, G. Pasquali, B. Terracini, A.Ch. Moule, etc. Au cours des cinquante dernières années, la recherche a toutefois remis en question ce principe. L’édition critique des principales versions du livre de Marco Polo a permis de déterminer les relations entre les témoins des échelons supérieurs du stemma avec plus de précision que ne l’avait fait Benedetto. Surtout, son refus a priori d’admettre l’existence de variantes d’auteur a été dépassé. Aujourd’hui, on pense en effet que la version véhiculée par la branche « A » reflète la physionomie de la rédaction produite à Gênes en 1298, et que les ajouts trouvés dans le groupe « B » ont été insérés par Marco après son retour à Venise. Pour cette raison, nous préférons parler non plus de deux branches de la tradition, A et B, mais de deux étapes d’élaboration distinctes, α et β. Des recherches récentes dans les archives suggèrent en outre que la révision, par l’auteur, de la version génoise s’est faite avec le soutien des frères dominicains du couvent des Saints-Jean-et-Paul de Venise. Cette nouvelle orientation des études a permis de corriger le jugement réducteur formulé par Benedetto sur la qualité globale du texte de F.

La tradition manuscrite du Devisement dou monde de Marco Polo et les études de critique textuelle en Italie au XXe siècle

Alvise Andreose
2024-01-01

Abstract

Le Devisement du monde est l’une des œuvres romanes les plus populaires du Moyen Âge (142 mss.). Le débat qui s’est développé depuis le XIXe siècle sur sa tradition offre des perspectives intéressantes pour l’histoire de la critique textuelle en Italie et en Europe. C’est à Luigi Foscolo Benedetto (1886-1966) que revient le mérite d’avoir identifié les étapes fondamentales de la transmission du texte, en publiant la première – et jusqu’à présent unique – édition critique en 1928. La collation et la classification systématiques des témoins lui ont permis de démontrer que la version originale, rédigé par Marco Polo en collaboration avec Rustichello da Pisa dans les prisons de Gênes en 1298, avait été écrite en franco-italien. En raison de la richesse de ses contenus, l’ouvrage a connu un succès rapide et durable. Entre le XIVe et le XVIe siècle, il a été traduit à plusieurs reprises en latin et dans les principales langues occidentales. Ces traductions ont été si nombreuses que la rédaction franco-italienne a été presque complètement oubliée. Il n’en existe aujourd’hui que deux manuscrits, dont l’un est fragmentaire. L’édition critique de Benedetto figure à juste titre parmi les grands chefs-d’œuvre de la philologie italienne du XXe siècle, mais ses mérites n’ont pas été suffisamment reconnus par les contemporains. Sa recensio repose sur l’idée que la tradition est bipartite. A son avis, la branche qui rassemble la plupart des témoins (« A ») transmet une version du récit dépourvue de certaines informations originales, qui sont en revanche conservées dans l’autre branche, appelée « B ». Le seul témoin franco-italien connu à l’époque, « F » (BnF fr. 1116), se trouverait dans le premier groupe, tandis que le second serait constitué de traductions, dont l’importante version latine « Z » et l’édition italienne de G.B. Ramusio (1559). Afin d’éviter de publier un texte linguistiquement composite, Benoît a pris F comme manuscrit de base, en corrigeant sa leçon grâce aux autres rédactions de la branche A, et a reporté les matériaux supplémentaires transmis par la branche B dans l’apparat critique. L’idée que la branche A transmettrait une version abrégée du Devisement a été acceptée par la plupart des érudits italiens et étrangers : M. Casella, G. Pasquali, B. Terracini, A.Ch. Moule, etc. Au cours des cinquante dernières années, la recherche a toutefois remis en question ce principe. L’édition critique des principales versions du livre de Marco Polo a permis de déterminer les relations entre les témoins des échelons supérieurs du stemma avec plus de précision que ne l’avait fait Benedetto. Surtout, son refus a priori d’admettre l’existence de variantes d’auteur a été dépassé. Aujourd’hui, on pense en effet que la version véhiculée par la branche « A » reflète la physionomie de la rédaction produite à Gênes en 1298, et que les ajouts trouvés dans le groupe « B » ont été insérés par Marco après son retour à Venise. Pour cette raison, nous préférons parler non plus de deux branches de la tradition, A et B, mais de deux étapes d’élaboration distinctes, α et β. Des recherches récentes dans les archives suggèrent en outre que la révision, par l’auteur, de la version génoise s’est faite avec le soutien des frères dominicains du couvent des Saints-Jean-et-Paul de Venise. Cette nouvelle orientation des études a permis de corriger le jugement réducteur formulé par Benedetto sur la qualité globale du texte de F.
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